Kirby Air Riders
Quand j’ai lancé Kirby Air Riders sur Nintendo Switch 2, j’ai eu l’impression de revenir en arrière tout en avançant de vingt ans. Mes souvenirs de Kirby Air Ride (2004) sont restés intacts : courses fulgurantes, design singulier, proposition à part dans le catalogue Nintendo. Retrouver aujourd’hui un jeu qui reprend cette base sous la direction de Masahiro Sakurai paraît naturel. Il excelle dans ces systèmes apparemment simples qui se complexifient au fur et à mesure, comme dans Super Smash Bros. Ultimate. Kirby Air Riders s’inscrit exactement dans cette ligne : accessible, mais exigeant à maîtriser.
La première surprise vient des contrôles. Comme son prédécesseur, le jeu supprime l’accélération manuelle. Les machines avancent constamment : le joueur ne gère plus la vitesse brute mais l’inertie, les trajectoires, les charges de virage, les boosts et l’exploitation du relief. Ce choix n’a rien d’un gimmick : c’est un principe de conception central. Sakurai mise sur la sensation d’abord, la compréhension ensuite. Le contrôle “indirect” qu’on observe dans Smash réapparaît ici : une action identique produit des effets différents selon l’angle, le timing ou la vitesse. Concrètement, on ne pilote pas tant qu’on négocie en permanence avec la physique du véhicule, le tracé et les adversaires. L’absence d’accélération devient la clé de la sensation : la vitesse se mérite par la qualité des lignes, des glissés, des enchaînements. Cette philosophie peut désorienter, surtout face à un Mario Kart Worlds plus classique, mais une fois intégrée, elle transforme la lecture de la course.
Les premières minutes donnent l’illusion de la simplicité : tourner, charger un virage, booster, avaler un ennemi pour obtenir un pouvoir. Puis on réalise que tout repose sur des microdécisions : le point précis où l’on déclenche la glisse, la durée de la charge, la manière dont la machine s’accroche à la courbe, l’angle d’un tremplin ou l’utilisation d’une bosse pour prolonger un vol. Isolés, ces choix paraissent mineurs. Ensemble, ils creusent l’écart entre un joueur compétent et un joueur expert. Cette apparente épure est typique de Sakurai : sous une surface limpide se cache une mécanique qui récompense attention et répétition. La lisibilité tient autant à la clarté visuelle qu’à la cohérence des réactions du jeu. Chaque frottement, perte d’adhérence ou choc devient un signal. À mesure que les courses s’enchaînent, on cesse de simplement conduire : on lit un langage.
Kirby Air Riders se distingue aussi de Mario Kart Worlds par son rapport à la vitesse et au chaos. Celui-ci encadre le désordre ; Kirby l’accepte. Certaines machines paraissent flotter au-dessus du sol, prêtes à déraper à la moindre erreur ; d’autres, plus stables, plafonnent vite. Le choix d’un véhicule dépasse la simple statistique : il conditionne la manière d’appréhender l’ensemble des situations. Cette dynamique nourrit un hybride singulier : jeu de course, d’action, de confrontation, voire party-game, sans se fondre entièrement dans aucun genre. L’effet peut être spectaculaire lorsque tout s’aligne, ou brouillon lorsque collisions, effets et ruptures de rythme s’accumulent. Ce n’est pas un défaut isolé, mais la conséquence d’un système qui laisse volontairement de la place à l’imprévu.
Le lien entre pilotes, machines et pouvoirs illustre cette philosophie. Chaque combinaison modifie réellement le ressenti : un Kirby léger sur une machine maniable n’a rien à voir avec un personnage lourd sur un engin massif. Capacités des pilotes, comportement des véhicules, gestion des chocs et conservation de la vitesse créent des profils distincts. Cette structure encourage l’expérimentation, mais toutes les configurations ne se valent pas : certaines se montrent étonnamment indulgentes, tandis que d’autres exigent une précision quasi chirurgicale pour révéler leur potentiel. On sent parfois un écart de rendement qui peut donner l’impression que le système n’assume pas entièrement la profondeur qu’il suggère.
On retrouve alors une logique proche du jeu de combat ou de l’action-RPG. La question n’est plus seulement “Quel personnage ?”, mais “Comment jouer cette partie ?”. Miser sur l’agression ? Sur la lourdeur pour retourner les collisions à son avantage ? Sur la stabilité pour réduire l’aléa ? Le jeu teste autant les réflexes que les choix préalables. L’aléatoire joue un rôle assumé : un pouvoir opportun, une collision imprévue ou un événement de carte peut tout renverser. Selon les situations, ce chaos peut devenir grisant — véritable moteur de dynamisme — ou franchement frustrant lorsqu’il vient briser une course parfaitement maîtrisée. Irritant pour ceux qui veulent un contrôle strict, stimulant pour ceux qui acceptent que le système puisse surprendre. L’équilibre dépend du profil du joueur.
Cette ambition se retrouve dans les modes. Le jeu ne se limite pas à un Grand Prix et quelques contre-la-montre. Le mode clé, héritier du City Trial, propose un espace semi-ouvert où l’on collecte, se bat, change de machine avant une épreuve finale. C’est là que le système s’exprime pleinement : liberté de déplacement, priorités à définir, confrontations à choisir, gestion du risque. Chaque session devient une suite de microdécisions — s’isoler pour farmer, affronter un joueur mieux équipé, miser sur une machine imparfaite mais stable. On y apprend vite, car la boucle essai-erreur est resserrée. À côté, Road Trip joue un rôle pédagogique : introduction progressive, objectifs clairs, apprentissage du langage du jeu. Ce n’est pas une campagne, mais une rampe d’accès. Cette double structure explique pourquoi le jeu fonctionne aussi bien en partie rapide qu’en investissement plus sérieux. On peut obtenir du fun immédiat ou revenir pour s’améliorer, expérimenter, mesurer ses progrès. Ici, l’étiquette “easy to learn, hard to master” a du sens.
Visuellement, l’identité Kirby est respectée et amplifiée grâce à la Switch 2 : décors plus détaillés, circuits vivants, effets de vitesse mieux intégrés. Mais la surenchère visuelle peut réellement nuire à la lisibilité : dans certaines zones du City Trial, l’accumulation d’effets, d’icônes et de collisions crée par moments une frénésie difficile à lire, où l’on perd la structure même de l’action. Le sonore est solide : musiques adaptées, bruitages clairs, performances techniques stables. L’essentiel est préservé : ne jamais casser le rythme. Côté contenu, la quantité brute n’égale pas celle des mastodontes du genre, mais la durée de vie “ressentie” est forte : on revient pour optimiser une configuration, corriger une erreur, ou lancer une partie rapide. L’absence de progression artificielle sert cette logique : on joue pour la sensation.
Cette proposition ne vise pas tout le monde. Le mélange constant de course, combat et imprévu peut brouiller la lecture de ce qu’on “mérite” ou non. Certains modes prolongent brillamment le cœur du gameplay, d’autres ressemblent davantage à des à-côtés. Et ceux qui attendent un solo long et clairement structuré devront faire une croix dessus : le jeu peine à installer une progression soutenue lorsqu’on joue seul, avec des courses souvent courtes et un rythme qui manque parfois de tension. Face à Mario Kart Worlds, la différence de philosophie apparaît nette : Kirby Air Riders ne cherche pas à s’inscrire dans la même immédiateté. Là où Mario Kart privilégie la lisibilité et le spectacle, Kirby construit une relation plus technique et plus exigeante à la vitesse et à l’inertie. Mario Kart se veut universel et immédiatement lisible ; Kirby Air Riders vise un public qui recherche une relation plus technique à la vitesse et à l’inertie. Les deux titres cohabitent sans se concurrencer directement.
Pour qui a joué à Kirby Air Ride et suit Sakurai, l’intérêt est particulier. Le jeu n’est pas un simple revival nostalgique : il reprend une idée qui n’avait jamais été pleinement adoptée par le grand public et la transpose dans un contexte où les joueurs ont davantage d’appétit pour des systèmes profonds. Le projet assume son côté clivant : il ne cherche pas à s’arrondir pour plaire à tous. Ce n’est donc pas un titre grand public au sens traditionnel. Mais pour les joueurs qui aiment sentir la physique, comprendre une machine, affiner leur lecture des systèmes, Kirby Air Riders devient une expérience durable.
Au final, le jeu fonctionne parce qu’il reste fidèle à l’intuition d’origine tout en l’ajustant aux standards actuels. Il ne dilue rien, ne simplifie pas pour ratisser large. Il clarifie l’idée de 2004, la pousse plus loin, corrige certaines limites, en introduit de nouvelles, mais garde un cap net. Dans un paysage où beaucoup de jeux de course convergent, cette singularité a une vraie valeur. On peut ne pas tout aimer, mais on ne peut pas lui reprocher de manquer de vision.





