TEST – Notre avis sur La Quimera – Early Access (PC)

5 Mai 2025 | TESTS / PREVIEWS

La Quimera

L’industrie du jeu vidéo regorge de projets qui osent, mais trébuchent. D’initiatives sincères, portées par de grandes idées, mais ralenties par des moyens, des délais ou des choix discutables. La Quimera, premier projet du studio indépendant Reburn — formé par d’anciens membres de 4A Games Ukraine — appartient à cette catégorie. Conçu comme un FPS narratif situé dans une dystopie sud-américaine, et appuyé par la signature artistique de Nicolas Winding Refn, le jeu promettait un univers fort, une ambiance unique et une approche plus adulte du genre. Malheureusement, dans l’état actuel de son accès anticipé, il s’agit davantage d’un prototype inabouti que d’une œuvre accomplie. Un fragment d’intention plus qu’un jeu pleinement formé.

Le postulat de La Quimera est original : en 2064, l’Amérique latine est morcelée, gouvernée par des intérêts privés et des armées sous contrat. Ce décor de tensions post-politiques, traversé par des opérateurs en exosquelette, dégage une réelle personnalité. Les thématiques — délitement de l’État, conflits paramilitaires, contrôle informationnel — auraient pu donner naissance à une fresque moderne percutante. Mais le récit peine à structurer ces idées. Le choix d’une narration fragmentaire, par implants mémoriels et communications cryptées, engendre plus de flou que d’engagement. Les dialogues souffrent d’un manque de naturel, l’écriture peine à instaurer une progression, et les doublages anglais, en particulier, manquent de nuance. Certains éléments sont brouillons, d’autres redondants. L’univers laisse entrevoir une richesse potentielle, mais reste en surface, faute d’un liant narratif solide.

À l’heure actuelle, La Quimera propose environ deux heures de contenu. Trois missions principales, quelques segments exploratoires, un hub modeste. Le reste tient de la promesse : progression modulaire à étoffer, missions secondaires annoncées, événements futurs à venir. Ce format aurait pu convenir dans un accès anticipé bien balisé, mais ici, le titre est commercialisé à prix fixe, sans contenu suffisant pour le justifier. Il ne s’agit pas simplement d’un manque de quantité, mais d’un problème de densité : peu d’activités significatives, peu d’embranchements, peu de raisons de revenir une fois les objectifs initiaux atteints. Le squelette est là, mais la chair manque. Toutefois, le studio ne cache pas sa prise de conscience. Dans un communiqué récent, Reburn a reconnu le décalage entre les attentes initiales et la forme réduite de ce lancement. La décision de passer par une phase d’accès anticipé n’a pas été prévue dès le départ, mais a été motivée par des complications techniques majeures et une remise en question de la meilleure manière d’honorer l’univers qu’ils souhaitaient construire. Le studio affirme que cette première version est pensée comme un chapitre complet — certes modeste, mais structuré — destiné à s’élargir via des ajouts narratifs, mécaniques et structurels dans les mois à venir. Cet engagement à co-construire le jeu avec les joueurs est louable, et méritera d’être suivi de près. Mais il ne change pas, à l’instant T, l’étroitesse de l’expérience proposée.

Le jeu revendique — ou évoque — des parentés avec Spec Ops: The Line, Crysis ou Metro Exodus. Des références ambitieuses, mais qui accentuent par contraste les failles du projet. La Quimera ne possède ni l’impact émotionnel du premier, ni la liberté systémique du second, ni la maîtrise technique du troisième. Ces comparaisons, même implicites, risquent de desservir le jeu plus qu’elles ne le positionnent. En réalité, le titre se rapproche davantage de certaines expériences indépendantes brutes, audacieuses mais bancales, à l’image d’un E.Y.E. Divine Cybermancy ou d’un Black The Fall. Des jeux qui visent haut, mais dont l’exécution reste périphérique. Le système de jeu de La Quimera ambitionne une approche tactique : modules d’équipement, gestion de posture, infiltration contextuelle. Mais sur le terrain, la proposition reste très linéaire. Les niveaux s’enchaînent sans grande liberté, structurés autour de zones cloisonnées où l’action se résume à des confrontations prévisibles. Le ressenti de l’arsenal est moyen, les mécaniques d’évolution sont encore peu profondes, et les possibilités tactiques sont plus suggérées que réellement intégrées. L’intelligence artificielle n’aide guère à renforcer l’illusion de réalisme : comportements erratiques, détection aléatoire, routines brisées. En solo comme en coopération, les missions peinent à surprendre. Il y a une volonté de poser les bases d’un gameplay plus exigeant, mais les systèmes en place ne suffisent pas encore à nourrir cette ambition.

Visuellement, La Quimera possède une identité. Le mélange d’iconographie précolombienne, de brutalisme post-industriel et de science-fiction déviante fonctionne par éclats. On y trouve une cohérence de ton, un souci du détail visuel dans certains éléments statiques, une volonté manifeste de créer un langage visuel original. Ce n’est pas un jeu “beau” au sens technique, mais un jeu singulier. Cependant, ces choix artistiques sont limités par un cadre technologique daté. L’Unreal Engine 4 montre ici ses limites : textures inégales, animations rigides, éclairages simplistes. L’immersion visuelle ne parvient jamais à s’installer complètement. L’intention est palpable, mais sa traduction ludique manque d’épaisseur. Techniquement, le jeu présente des fragilités non négligeables. Freezes, pertes de sauvegarde, crashs lors des parties en coopération : l’expérience est régulièrement entachée par des bugs critiques. Même si des mises à jour correctives ont été rapidement publiées, la version actuelle reste instable. Ce n’est pas un détail anodin, mais un facteur qui compromet le confort de jeu sur des séquences entières. Les performances brutes, elles, sont acceptables sur des configurations récentes : les chargements sont brefs, le framerate reste globalement stable. Mais cela ne suffit pas à compenser l’impression d’un jeu encore en chantier.

La direction sonore constitue l’un des rares points de satisfaction nette. La bande-son de Darío Fernández, organique et oppressante, apporte une texture émotionnelle bienvenue. Entre nappes synthétiques et percussions rituelles, elle incarne l’hybridité du monde décrit. Les ambiances environnementales, les effets liés à l’exosquelette, la gestion des silences, tout cela contribue à construire un climat. Mais là aussi, tout n’est pas abouti. Les doublages anglais, bien moins expressifs que les voix originales en espagnol, viennent souvent entacher l’authenticité. La spatialisation sonore est irrégulière, et certaines séquences de combat souffrent d’un mixage mal équilibré. L’effort est réel, mais encore inégal.

La Quimera n’est pas un produit terminé, ni une œuvre entièrement convaincante. Mais ce n’est pas non plus un jeu cynique ou vide. Ce que Reburn tente ici — proposer une dystopie politique enracinée, aborder la guerre moderne à travers une esthétique régionale forte — mérite d’être noté. Le studio affiche aujourd’hui une volonté de transparence, et semble déterminé à compléter l’expérience via un développement itératif, fondé sur les retours. Seulement voilà : les mécaniques, la narration, la technique et le contenu ne suivent pas encore. Je ne déconseille pas totalement la curiosité. Mais je ne peux recommander l’achat dans l’état actuel. Il faut du temps, de la réécriture, des ajouts tangibles, pour que cette chimère prenne corps. En l’état, La Quimera reste ce qu’elle est : une idée forte, dans un écrin encore trop fragile.