Silent Hill f
Je ne vais pas prétendre le contraire : je suis arrivé tard dans la série Silent Hill. C’est Silent Hill 2 Remake, le remake du deuxième épisode, signé par la Bloober Team et sorti en octobre 2024, qui m’a permis de découvrir cet univers. Et à peine un an plus tard, Konami revient avec Silent Hill f, une œuvre radicalement différente, qui refuse tout confort de comparaison. Finie l’Amérique post-industrielle des années 2000 : nous voilà plongés dans le Japon rural des années soixante, un pays où les traditions, la pudeur et le contrôle social remplacent la culpabilité et la solitude. Cette translation change tout. Ce n’est plus le refoulement individuel qui nourrit l’horreur, mais la pression collective. Et c’est précisément là que Silent Hill f trouve son ton, sa force, et aussi ses maladresses.
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Ce qui frappe dès les premières heures, c’est l’assurance de l’écriture. Ryukishi07, connu pour ses visual novels cruels et obsédants (Higurashi, Umineko), signe un scénario qui refuse le sursaut pour la lenteur. C’est un récit qui prend son temps, construit sur la gêne, la honte, la soumission et le désir d’émancipation. Hinako Shimizu, jeune lycéenne enfermée dans un monde où l’apparence vaut plus que la justice, cristallise cette horreur sociale. Ses humiliations sont feutrées, ses peurs intériorisées, ses gestes contenus. Ce n’est pas un jeu qui montre le monstre d’entrée : il montre les regards, les règles, la morale. La violence n’est jamais spectaculaire, mais constante, systémique. Le brouillard n’est plus un simple artifice : c’est une métaphore du silence social. Là où Silent Hill 2 s’intéressait à la culpabilité intime, Silent Hill f s’attache à la honte publique — et cette nuance change profondément le ton du jeu.
Le cadre d’Ebisugaoka donne chair à cette tension. C’est une ville fictive coincée entre montagnes, rizières et sanctuaires, un lieu à la fois paisible et étouffant. La direction artistique est superbe, d’une cohérence rare. Les fleurs rouges, omniprésentes, envahissent le bois, les murs, les corps. La nature devient une infection lente, presque sensuelle. De loin, tout semble beau ; de près, tout se décompose. Cette beauté malade, le jeu la décline partout : dans les textures, les costumes, les visages, les créatures. Ces dernières sont parmi les plus marquantes de la série : poupées fissurées, silhouettes végétales, amalgames de chair et de pétales. Chacune incarne une idée, une pulsion, un interdit. On n’a pas souvent vu une direction artistique aussi pensée, aussi signifiante. Rien n’est laissé au hasard : Silent Hill f parle de la contamination — du corps, de la mémoire, de la société — et chaque plan, chaque motif floral le rappelle.
La mise en scène, sobre et précise, fait le choix du non-dit. Pas de pyrotechnie, pas d’effet choc. Le son, en revanche, est une arme. Les bruits organiques, les nappes métalliques, les respirations étouffées composent une texture sonore constamment oppressante. La bande originale, signée Akira Yamaoka et Kensuke Inage, trouve un équilibre entre modernité et tradition. Elle sait se taire quand il faut, laissant l’espace sonore suffoquer de ses propres résonances. Silent Hill f n’essaie pas de recréer les ambiances des épisodes passés, il les réinvente à travers une culture différente. Et ça fonctionne : on a rarement entendu un jeu sonner aussi juste dans sa peur du vide et de l’écho.
Cette rigueur esthétique ne suffirait pas sans une structure solide. La progression reste linéaire, mais le jeu parvient à créer l’illusion d’un labyrinthe ouvert : ruelles étroites, ponts suspendus, sanctuaires à moitié enfouis. On explore sans jamais se sentir prisonnier. Les énigmes, elles, renouent avec la tradition de la série : manipulations concrètes, indices poétiques, pistes religieuses. On y trouve cette satisfaction du “je comprends enfin” propre au survival horror. Chaque énigme fait sens dans le récit : tourner une statue, interpréter un haïku, suivre un rite. Parfois, certaines références culturelles japonaises échappent un peu aux joueurs occidentaux, surtout selon la langue choisie. Mais l’intention reste claire, et la cohérence globale l’emporte toujours sur la confusion ponctuelle.
Là où Silent Hill f se distingue le plus, c’est dans sa mécanique de survie. Le jeu fait le pari du combat rapproché et de la gestion du souffle. Ce choix divise, mais il est audacieux. J’aime son idée : que la peur vienne du risque d’être trop lent, trop épuisé, trop humain. Observer un ennemi, attendre l’ouverture, esquiver à la dernière seconde, tenter un contre risqué — voilà ce que le jeu demande. Et quand ça marche, c’est jouissif. Mais je ne peux pas nier ses failles. Les fenêtres d’esquive sont trop serrées, la durabilité des armes trop punitive, et certains affrontements scénarisés étirent le rythme jusqu’à la rupture. Les boss, souvent visuellement superbes, manquent parfois d’inventivité mécanique. Silent Hill f a les bonnes intentions, mais manque d’ajustement. Ce n’est pas un système raté, c’est un système exigeant, parfois plus qu’il ne le devrait. Il faut le dompter, l’accepter, le lire comme un prolongement du propos : la lutte contre un monde oppressant qui ne laisse pas respirer.
Autour de ce système, le jeu construit une économie intéressante : les sanctuaires. Ce sont des points de repos et de transaction, où l’on offre des objets contre des bénédictions. Augmenter sa santé, sa résistance, ses chances de survie : tout passe par la mise en danger de ses ressources. L’idée, excellente sur le papier, sert le propos du jeu — chaque progrès coûte quelque chose, au sens propre comme au sens symbolique. Mais la micro-gestion qu’elle implique, combinée à un inventaire limité, casse parfois le rythme. Les allers-retours nuisent à la tension. On comprend ce que le système cherche : ritualiser la progression, rendre la survie plus réfléchie. Mais dans la pratique, il aurait gagné à être allégé.
Sur PC, Silent Hill f impressionne autant qu’il titube. L’Unreal Engine 5 sublime chaque surface, chaque lumière, chaque reflet, donnant à Ebisugaoka une densité visuelle remarquable sans trahir cette photographie délavée propre à la série. Mais cette beauté a un prix : sur des machines moyennes, quelques micro-saccades rappellent vite la gourmandise du moteur. Les cinématiques, volontairement limitées en fluidité, offrent de superbes compositions mais créent un léger décalage lorsqu’on reprend la main. Rien de dramatique, simplement une signature technique qui impose d’accepter un rythme plus feutré. L’ultra-large est correctement pris en charge pendant le jeu, moins pendant les scènes scriptées, et certains réglages — notamment la désactivation totale du flou de mouvement — peuvent provoquer des comportements étranges vite corrigés par un retour aux valeurs par défaut. Ces caprices ne ternissent pas l’ensemble : le jeu reste largement configurable, à condition de viser la stabilité plutôt que la démesure. Silent Hill f n’a pas besoin d’un rendu chirurgical pour briller, seulement d’une image constante et enveloppante. Les amateurs de bidouille trouveront déjà des mods pour peaufiner l’expérience, mais je déconseille d’en abuser : chaque flou, chaque texture a été pensé pour servir l’atmosphère. À trop vouloir polir l’image, on finit par éroder le mystère.
La structure du jeu invite à recommencer. Une première partie dévoile le cœur du récit, une seconde révèle ses ramifications. Les fins multiples — dont le fameux clin d’œil extraterrestre, héritage traditionnel de la série — prolongent intelligemment la lecture du jeu. Elles ne dévaluent pas l’histoire principale, elles la réinterprètent. Silent Hill f est pensé pour être revisité : on y revient, non pour collectionner, mais pour comprendre.
Quant à la peur, la vraie question, elle ne se résume pas à un sursaut. Silent Hill f fait peur, oui, mais autrement. Ce n’est pas une horreur spectaculaire : c’est une angoisse lente, une tension qui s’installe et qui s’éternise. On marche plus lentement, on évite de faire du bruit, on écoute trop. Les rares éclats gore sont d’autant plus puissants qu’ils surgissent dans des moments de calme absolu. Quand l’équilibre se rompt, c’est presque toujours parce que le combat dure trop longtemps, ou qu’une mécanique vient interrompre la narration. Ce n’est pas un problème d’intention, c’est un problème de dosage.
Et c’est sans doute là que se résume mon avis sur Silent Hill f. Ce jeu est fascinant dans sa cohérence, audacieux dans son cadre, sincère dans ses thèmes, mais parfois maladroit dans sa gestion du rythme. C’est une œuvre forte, traversée de choix radicaux, que j’admire autant qu’elle m’irrite. Son écriture est superbe, sa direction artistique exceptionnelle, son univers cohérent et dense. Mais son gameplay demande une patience que tout le monde n’aura pas. La version PC, splendide mais exigeante, reflète parfaitement le jeu lui-même : ambitieux, fragile, un peu capricieux, mais profondément habité.
En refermant Silent Hill f, je mesure à quel point il s’émancipe du remake de Silent Hill 2 qui m’avait initié à la série. Là où ce dernier parlait de deuil et de remords, Silent Hill f parle de honte, de contrainte et de destin collectif. C’est un jeu différent, une autre voix, un autre souffle. Ni suite, ni relecture : un spin-off dans l’âme, mais un spin-off qui assume de réinventer la franchise plutôt que de la répéter. Silent Hill peut exister ailleurs, autrement. Et c’est sans doute là sa vraie réussite. Il ne cherche pas à reproduire les émotions d’hier, mais à en inventer de nouvelles, plus culturelles, plus organiques, plus troublantes.
Oui, Silent Hill f trébuche parfois, sur ses combats, sur sa micro-gestion, sur quelques caprices techniques. Mais il a cette rare qualité : la sincérité. C’est un jeu qui pense, qui ose, qui cherche à dire quelque chose du monde et de ceux qui le subissent. Pour moi, qui ai découvert la licence par un remake brillant mais attaché au passé, ce jeu signe la promesse inverse : celle d’un avenir. Si le brouillard continue de s’étendre, qu’il ait désormais cette odeur de fleurs et de sang, c’est peut-être le plus bel héritage qu’on pouvait souhaiter à Silent Hill.