The Alters
Qu’est-ce qu’un être humain sans la possibilité de bifurquer ? Sans cette capacité précieuse, douloureuse, de dire : « J’aurais pu être autre » ? The Alters, dernier cri métaphysique de 11 bit studios, ne répond pas à cette question — il l’habite. Il la distille dans chaque couloir de sa roue nomade, dans chaque souffle étouffé d’un clone, dans chaque levée de soleil qui vous pourchasse comme un châtiment thermique. Car ici, vous n’incarnez pas simplement un survivant : vous incarnez le spectre de vos propres dérivations. Jan Dolski, mineur ordinaire jeté sur une planète meurtrière, devient le foyer d’un dilemme existentiel incarné. Créer ses doubles pour survivre… ou les convoquer pour comprendre.
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Tout commence par une chute. Une base mobile écrasée au bord de la mort solaire. Le monde, ici, n’est pas hostile : il est indifférent. Un terrain ocre, cendreux, balayé par les radiations, scandé par le rythme fatal du lever de soleil — une minute réelle équivaut à une heure dans ce chronotope désaxé. Cette distorsion temporelle n’est pas un artifice : elle est l’épine dorsale de la tension. Elle transforme chaque tâche, chaque construction, chaque déplacement en une prière logistique. Le joueur n’est pas un architecte omniscient : il est un funambule. Une seconde d’hésitation, et l’aube vous rattrape. Pour les plus sensibles à la pression, cette urgence permanente pourra étouffer, miner l’élan contemplatif. Pour d’autres, elle deviendra le cœur battant d’une expérience radicalement tendue. Et dans cette course désespérée, il vous faut des mains. Alors vous les fabriquez.
Les Alters ne sont pas des unités. Ce sont des possibles. Des fragments de Jan, arrachés à sa mémoire via une technologie quantique appelée le Rapidium, puis projetés dans le présent sous forme d’individus autonomes. L’un est botaniste, doux, attentif ; l’autre, technicien rugueux, froid, méfiant. Tous sont Jan. Aucun ne se pense comme tel. Cette fracture ontologique irrigue chaque interaction : que dire à une version de vous-même qui a choisi l’art au lieu du travail ? Que répondre à un soi qui vous reproche vos décisions passées ? Il ne s’agit pas de clones interchangeables, mais de résonances divergentes. Des dialogues surgissent non comme des mécaniques, mais comme des miroirs. Et parfois, ils se fissurent — d’autant plus qu’en dépit de leur densité thématique, ces échanges peuvent, à force de répétition ou de structure trop visible, perdre un peu de leur impact émotionnel.
Car The Alters ne se contente pas de poser un cadre narratif. Il le fait vivre mécaniquement. Chaque Alter possède une spécialité — médecine, extraction, maintenance — mais aussi un moral, des humeurs, des souvenirs. Négligez-les, et ils dépérissent. Contrariez-les, et ils vous trahissent. On ne dirige pas une armée : on cohabite avec soi-même. Cette cohabitation est d’abord fonctionnelle. Les modules de la base doivent être conçus, alimentés, optimisés. Un laboratoire pour créer un Alter, un dortoir pour l’abriter, un centre de nutrition pour le nourrir. Mais ces espaces ne sont pas seulement techniques : ils sont habités. Habités de doutes, de silences, de gestes mécaniques. L’intérieur de la roue est conçu en vue latérale, 2,5D, presque comme une scène de théâtre. Chaque mouvement y est chorégraphié : un clone traverse un couloir, un autre somnole, un troisième regarde par un hublot opaque. Ce n’est pas du level design — c’est de la dramaturgie spatiale. Et si cette routine mécanique confère au jeu sa rigueur quotidienne, elle peut, chez certains, éveiller une lassitude cyclique : la répétition devient épreuve autant que structure. À l’extérieur, la vue bascule en troisième personne. Jan explore, collecte, balise, construit des pylônes pour que la station suive. Ce va-et-vient entre intérieur et extérieur n’est pas une mécanique de respiration : c’est une tension continue. Car le soleil avance. Et vous avec lui. La nuit est votre répit, le jour votre supplice. La base est une roue qui roule pour survivre, mais aussi pour fuir. Fuir quoi ? Ce n’est jamais dit. Peut-être fuir le regard des autres Jan. Peut-être fuir ce que vous auriez pu être.
Le temps, dans The Alters, n’est pas linéaire. Il est stratifié. Les Alters eux-mêmes sont des strates — de regrets, de renoncements, d’alternatives non vécues. Le jeu ne propose pas une narration ramifiée, mais une narration intérieurement diffractée. Chaque Alter incarne une question, jamais une réponse. Le scénario progresse à la manière d’un entonnoir : il ne s’élargit pas, il se resserre. Les arcs narratifs se croisent, s’entrelacent, mais toujours autour de Jan. Le joueur ne choisit pas tant ce qui arrive que la manière dont il y répond. Le centre n’est pas le monde : c’est soi. Et cela, 11 bit studios le sait, le sculpte, le met en crise. L’écriture, fine, tendue, évite le bavardage. Elle préfère la suggestion — un regard fuyant, un ton amer, une ligne coupée en plein vol. Le silence a ici autant de poids que le mot. Il fait partie du système — même si ce système, par instants, révèle les coutures de ses scripts.
Ce système repose sur une colonne vertébrale sonore d’une rare justesse. La bande originale de Piotr Musiał est discrète, presque évasive, mais jamais absente. Elle agit par capillarité : nappes électroniques diffuses, motifs minimaux, pulsations graves. Les moments clés ne sont pas soulignés par la musique — ils sont avalés par elle. L’un des instants les plus mémorables du jeu ne doit rien à un cutscene spectaculaire, mais à une scène banale dans une cuisine, où plusieurs Alters, silencieux, partagent un repas sous une lumière blafarde, pendant qu’une boucle musicale lente grignote le temps. Ce n’est pas une scène de gameplay. C’est un gouffre émotionnel. On pourra néanmoins regretter que la partition, en dehors de ces moments suspendus, manque d’un thème fort ou d’un motif persistant — quelque chose qui ancre la mémoire musicale du jeu. Le reste de la bande-son fonctionne selon la logique du tact. Le vent n’est pas une animation sonore : c’est une pression. Les machines bourdonnent, les circuits vibrent, les modules expirent. Même les radios, quand elles grésillent, semblent hésiter entre présence et absence. Les voix sont toutes remarquablement interprétées. Alex Jordan, qui double chaque Jan, module avec finesse les inflexions, les pauses, les tensions larvées. On ne distingue pas les Alters par leur timbre, mais par leur regard vocal. Ce que chaque clone tait ou accentue raconte plus que ce qu’il dit.
Chaque journée suit une logique stricte : préparer la roue, récolter des ressources, déclencher des recherches, dialoguer, puis fuir l’aube. Cette répétition, que d’autres jeux auraient diluée par une progression expansive, est ici assumée comme structure. Il ne s’agit pas de progresser vers autre chose, mais de tenir. De durer. D’adapter. De sacrifier. La tension entre planification et improvisation devient moteur. L’erreur n’est jamais punitive de façon arbitraire : elle est révélatrice. Ce n’est pas le système qui échoue, c’est le joueur qui s’est mal lu. Et cela, dans un jeu où chaque personnage est soi, crée un vertige rare. Pour autant, les mécaniques de gestion — quoique solides — ne s’avèrent jamais aussi fines ou profondes que dans Frostpunk : ici, elles sont subordonnées à la narration, comme un tremplin plus que comme un écosystème.
Visuellement, The Alters assume une forme d’austérité raffinée. Pas d’exubérance. Pas de palette saturée. La planète est monochrome, organique, criblée de failles. La lumière est dure, rasante, presque punitive. La base, elle, est un cylindre froid, modulaire, où chaque pièce est un compromis entre ergonomie et isolement. On n’y circule pas comme dans un vaisseau spatial, mais comme dans un souvenir. L’usage du flou, des halos lumineux, des textures granuleuses, compose un espace mental plus qu’un décor. Le jeu ne cherche pas à vous immerger dans un monde — il cherche à vous enfermer dans une boucle. Et cette boucle est précisément rythmée. Techniquement, la version PC est d’une solidité impressionnante. L’Unreal Engine 5 est ici maîtrisé avec sobriété : pas de ray tracing tapageur, mais une lisibilité constante, un framerate stable, des effets de lumière subtils. Les configurations moyennes permettent une expérience fluide en 60 FPS, les chargements sont rapides, l’interface limpide sans être simpliste. Quelques bugs subsistent (pathfinding des Alters dans les modules, rare déphasage audio, IA figée dans certaines situations), et l’absence d’un vrai mode économique facilité pourra rebuter les profils moins rompus à la stratégie. Mais rien qui n’entame la cohérence globale. L’optimisation est à la hauteur de l’ambition — ce qui, chez 11 bit, est devenu presque banal.
Et justement : que signifie The Alters dans la trajectoire de ce studio ? This War of Mine racontait le civil piégé dans la guerre ; Frostpunk peignait le dirigeant acculé par le froid. The Alters, lui, parle du survivant confronté à sa propre fragmentation. Ce n’est plus un jeu de société, ni un jeu politique : c’est un jeu intérieur. Un jeu de mémoire et de fatigue. Il ne cherche pas à dénoncer. Il cherche à révéler — ce que la survie coûte, non pas en ressources, mais en identité. Il prolonge l’ethos de 11 bit : rendre visibles les marges, rendre jouables les fractures. Par ses systèmes, il dialogue avec Returnal (le temps comme tension narrative), Outer Wilds (la boucle comme pédagogie existentielle), ou encore Disco Elysium (le moi éclaté comme terrain d’exploration). Mais il ne les cite pas. Il s’en écarte. Là où Disco parlait, The Alters écoute. Là où Returnal frappait, The Alters résiste. C’est un jeu qui se replie pour mieux condenser. Un jeu de tension, pas de libération. Sa durée de vie n’est pas démesurée — une quinzaine d’heures pour les grandes lignes, des dizaines pour explorer toutes les ramifications. Mais ce n’est pas un jeu à finir. C’est un jeu à traverser.
Et que laisse-t-il, une fois la traversée accomplie ? Une gêne sourde. Une gratitude paradoxale. Ce n’est pas un jeu qui console. C’est un jeu qui confronte. Il ne propose ni échappatoire ni rédemption. Il propose une question. Et cette question — « qu’aurais-tu fait si tu avais été un autre toi ? » — reste suspendue, même une fois la base arrêtée, même une fois les Alters désactivés. The Alters n’est pas un chef-d’œuvre flamboyant. Il est un cristal froid. Une proposition austère mais cohérente. Une œuvre qui refuse le spectaculaire, mais qui polit jusqu’à l’os une idée, une seule : survivre, c’est parfois affronter ce que l’on aurait pu devenir.